
À Salhab, l’histoire de Rawan continue de résonner, révélant une blessure plus profonde qu’une simple agression individuelle. Trois jeunes, en plein jour et sous les yeux des passants, ont fait de son corps un message. Un message portant non seulement la signature des auteurs, mais aussi les empreintes de l’effondrement d’un État tout entier. Mais ce que les agresseurs ignoraient, c’est que le traumatisme de Rawan n’était pas la fin, mais le début d’une colère inexprimable. Sa colère faisait partie d’un soulèvement silencieux mené par des milliers de femmes en Syrie, qui refusent que leur corps ne soit qu’une matière première pour la violence, et qui crient face à un système patriarcal et autoritaire où la répression politique croise la violence de classe.
Ce qui se passe en Syrie n’est pas une simple série d’incidents isolés ; c’est l’utilisation systématique de la violence sexuelle comme arme de guerre. C’est un outil politique, militaire et social, qui cible des individus pour menacer des communautés entières. Le viol imprègne le tissu du conflit syrien, devenant partie intégrante des tactiques des milices armées et des forces de sécurité, se nourrissant de l’effondrement économique, et son impact est multiplié par les structures sociales patriarcales et l’absence de justice légale. Cet article analyse ce phénomène, des témoignages des survivantes à ses racines politiques et sociales, pour montrer comment le corps des femmes et des hommes en Syrie est devenu un espace d’expression de la domination et de la vengeance, et comment ces crimes sont devenus le miroir de la réalité syrienne déchirée.
Amnesty International a documenté dans un rapport récent des dizaines de cas où la violence contre les femmes a été utilisée de manière systématique. L’organisation confirme que ces actes, qui incluaient l’enlèvement de femmes et de filles, ont été commis dans le cadre de stratégies de guerre et de contrôle. Ces cas dépassent les statistiques officielles, apparaissant dans des récits individuels et locaux douloureux ; outre l’histoire de Rawan, des récits provenant d’As-Suwayda, racontés par des activistes locales, parlent de corps de femmes et d’une fillette violées abandonnés sur le bord des routes après l’attaque de la province, attestant que les crimes sexuels ne sont plus des incidents isolés mais des pratiques dirigées pour intimider et soumettre les communautés.
Inversement, la violence sexuelle a également été utilisée par les forces de sécurité du régime syrien à l’intérieur des centres de détention. De multiples rapports indiquent que le viol et le harcèlement sexuel étaient des outils principaux de torture et d’interrogation, non seulement contre les détenues politiques, mais aussi contre les hommes. Des rapports de l’ECCHR et du All Survivors Project indiquent que des pratiques comme le viol avec des objets solides, les menaces et les chocs électriques sur les organes génitaux n’étaient pas des incidents aléatoires, mais faisaient partie d’un système répressif systématique visant à briser la volonté et à éliminer l’opposition. Ces rapports documentent les témoignages de survivants de prisons comme Sednaya, où les hommes étaient systématiquement soumis à des agressions sexuelles. (Sources : ECCHR, All Survivors Project).
Violence économique et sociale : La pauvreté et la stigmatisation comme carburant de la violence
La violence sexuelle en Syrie ne se nourrit pas seulement du conflit armé, mais trouve aussi un terrain fertile dans l’effondrement économique. L’extrême pauvreté et le chômage endémique poussent les jeunes dans les bras des milices et des groupes armés, où la violence devient un moyen d’obtenir des gains matériels. Dans cet environnement, les femmes deviennent des cibles faciles pour les enlèvements et les agressions, en particulier dans les camps surpeuplés et les zones pauvres. La pauvreté multiplie la vulnérabilité des femmes et les rend susceptibles d’être exploitées, les obligeant à faire face à une perte de sécurité et d’intimité sans aucun soutien.
À cela s’ajoutent les structures sociales traditionnelles qui alourdissent le fardeau des survivantes. Dans une société patriarcale, le corps de la femme est perçu comme un symbole de l’honneur familial ou communautaire. Ce concept fait d’une agression contre elle une insulte envers la communauté toute entière et pousse les survivantes à l’isolement et à la stigmatisation. Alors que les hommes qui subissent des violences sexuelles endurent une souffrance psychologique immense, ils ne portent souvent pas le même fardeau social que les femmes, révélant un fossé profond dans la prise en charge de ces crimes. La stigmatisation peut durer pendant des décennies, rendant le rétablissement extrêmement difficile et permettant aux effets du crime de s’étendre à des générations entières.
La continuité de la violence à travers les systèmes
La comparaison entre le passé et le présent révèle une vérité douloureuse : les violations ne sont pas le produit de la personnalité d’un dirigeant individuel, mais des pratiques systématiques de régimes continus qui utilisent la violence pour maintenir leur pouvoir. Sous les deux Assad, les femmes ont fait face aux arrestations, au viol en détention et au déplacement forcé. Ces pratiques n’étaient pas des outils exclusifs d’un État répressif visant à assujettir la société ; elles se sont croisées avec d’autres pratiques brutales de factions contre-révolutionnaires, comme l’asservissement et le viol de milliers de femmes et filles yézidies par l’EIIL (DAECH) en Irak et en Syrie, visant à détruire leur identité religieuse et culturelle. Aujourd’hui, sous le règne Termidor de al-Jolani, ces mêmes outils de répression sont reproduits avec de nouvelles méthodes, où la religion et la communauté sont utilisées pour justifier le contrôle et la violence, les groupes les moins puissants étant ciblés pour se venger. Dans les deux cas, le corps des femmes et des groupes vulnérables reste le principal champ de bataille.
Cette analyse confirme que la violence sexuelle en Syrie n’est pas un phénomène transitoire lié aux événements du conflit, mais l’incarnation d’une culture répressive ancrée dans la structure de l’État et de la société. L’effondrement d’une identité nationale unificatrice a exacerbé les sous-identités, et le corps des femmes est devenu un outil pour cibler leur communauté, transformant l’expérience individuelle en un message collectif de vengeance et en un instrument pour tracer des frontières entre « nous » et « eux ».
La violence comme produit des contradictions sociales
La violence dirigée contre les femmes et les groupes vulnérables n’est pas seulement une stratégie des pouvoirs en place, mais aussi un produit de contradictions profondes dans la structure sociale et économique. Avec l’effondrement des institutions étatiques, la force devient le seul déterminant des relations. Ici, la violence sexuelle trouve refuge dans un environnement alimenté par le chômage, la pauvreté et le désespoir, où les classes les plus misérables deviennent des outils pour s’opprimer mutuellement. Les individus qui ont tout perdu peuvent devenir une partie de la machine de répression, non seulement poussés par l’idéologie mais aussi par le besoin et la survie.
Ce phénomène montre clairement que la violence n’est pas simplement une déviation morale, mais une conséquence logique de l’effondrement des valeurs humaines sous la pression de conflits alimentés par des intérêts de classe. Le conflit en Syrie, dans son essence, est une lutte pour le pouvoir et les ressources, et la violence sexuelle est l’une de ses manifestations les plus brutales, où le corps est utilisé pour réorganiser de force les relations sociales et économiques.
Vers des solutions radicales : Dépasser le capitalisme patriarcal
L’absence de justice légale accroît la fragilité de la situation. Les auteurs échappent souvent au châtiment, tandis que les victimes assument la responsabilité sociale et psychologique. Cette réalité perpétue le cycle de la violence et multiplie la souffrance. Les lois syriennes, même avant le conflit, ne protégeaient pas suffisamment les victimes, et aujourd’hui, avec l’effondrement des institutions, l’accès à la justice est devenu impossible.
Les effets psychologiques de la violence sexuelle ne se limitent pas au SSPT, à la dépression et à l’anxiété. Ils détruisent la confiance en soi et en les autres, mènent à l’isolement social et rendent les survivantes incapables de construire des relations saines. Ces effets ne disparaissent pas facilement ; ils nécessitent un soutien psychologique et juridique continu, qui est rare en Syrie aujourd’hui.
Mais des solutions temporaires comme l’aide humanitaire ou même des réformes juridiques superficielles ne suffiront pas. Un véritable rétablissement ne peut être atteint qu’en construisant un nouveau système social. Cela nécessite de dépasser les systèmes qui alimentent la violence de classe et de genre et de reconstruire la société sur les bases d’une véritable justice sociale. Protéger la dignité humaine, soutenir les survivantes et reconstruire les communautés doivent faire partie d’une révolution globale visant à libérer l’individu de toutes les formes d’oppression, qu’elles soient de classe, de genre ou politique. Ce crime ne doit pas rester dans l’ombre ; il doit illuminer notre chemin vers une compréhension plus profonde du conflit et vers un travail pour un avenir plus juste.
